AIMER SES ENNEMIS

Luc 6, 27 à 38

Chabeuil, le 3 mars 2018

Chers amis,

Dans notre traversée de l’évangile de Luc, il était impossible de faire l’impasse sur ce « sermon dans la Plaine », qui fait écho au Sermon sur la Montagne de l’évangile de Matthieu. Oui, c’est impossible tant le message que Jésus délivre est central, et réoriente complètement son ministère. Cette prédication, comme une tornade, balaye les prescriptions d’un judaïsme confortablement établi, et dévoile le chemin qui s’amorce vers Jérusalem et vers la Croix.

Ce que ce sermon de Jésus contient, c’est une véritable bombe qui fait éclater les repères de son époque, et ceux de notre époque aussi. Il fait éclater les repères religieux, éthiques, sociétaux, humanistes. Ce jour-là Jésus constitue aussi le groupe de ses disciples. Et à « ceux qui l’écoutent », il semble dire « écoutez-moi bien, car si vous voulez me suivre et être mes disciples, ça ne va pas être une promenade facile. Il va falloir vous remettre en question, changer radicalement, et vous faire violence ».  En un mot, vous convertir.

Et si ce Sermon dans la Plaine fait l’effet d’une bombe, alors nous dit l’écrivaine Christine Pedotti , cette injonction d’« aimez nos ennemis !», c’est le cœur de l’ogive nucléaire. C’est de là que tout peut partir, que la réaction en chaîne démarre. C’est le cœur du réacteur et c’est hautement explosif, c’est chaud-brûlant. Aimez ses ennemis, ça résume toute la folie de l’Évangile, toute sa virulence aussi quelque part. On a trop souvent exploité ce verset pour donner de Jésus l’image caricaturale d’un chantre de l’amour et de la non-violence. Et on l’apparente volontiers aux démarches de pacifistes  comme Gandhi ou Martin Luther King. Mais ce qu’il dit ici est inouï et percutant, dans tous les sens du terme. Et çà n’est pas de la communication non-violente. C’est intentionnellement provoquant, pour ceux de son époque, et pour nous encore aujourd’hui.

Aimez vos ennemis ! En trois mots, Jésus désamorce « la violence qui répond à la violence ». Il redistribue les cartes d’une humanité qu’il veut respectueuse de l’autre, en déconstruisant par là-même l’image violente de Dieu qu’il nous révèle comme un père miséricordieux qu’il nous invite à imiter.  
Aimer ses ennemis ! Ces trois mots sont la clef qui ouvre la compréhension de tout ce passage. Jugez plutôt…

Aimez vos ennemis… A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre.

Voici le premier sens à donner à ce commandement. La Loi du Talion, bien que très sage et très équitable, a fait son temps. Œil pour œil, dent pour dent, c’était la solution que l’on avait trouvé dans l’Ancien Testament pour enrayer le cercle vicieux de la violence, ce travers humain qui incite à se venger en faisant encore plus mal. Cette règle a donné sa légitimité à la justice et aux tribunaux, qui, à minima, maintenaient ainsi l’équilibre des plateaux de sa balance. La sentence prononcée étant proportionnée au mal subit, la victime n’avait plus aucune raison de riposter.

Mais tendre l’autre joue, c’est faire volontairement vaciller ce strict équilibre. C’est au contraire réduire la proportion de la réponse pour déminer la violence. Tendre l’autre joue, c’est envoyer un message qui dit : « il y a une solution autre que ta violence. » Cette réponse brise ce cercle vicieux de la vengeance avant qu’il soit question de justice et de tribunal. C’est risqué. Il faut du cran pour le faire. Mais en théorie, cette réponse est pensée pour désarmer littéralement l’adversaire. Pour le prendre de court. Elle l’oblige à changer de regard sur vous, mais aussi sur lui, sur son acte.
Plus dur à dire qu’à faire ! Je suis d’accord. Et c’est pourquoi Jésus nous dit aussi :

Aimez vos ennemis... Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.

Voilà quelque chose avec lequel on se sent plus à l’aise !
Nous sommes d’accord que lorsque nos Bibles traduisent « aimez vos ennemis », il s’agit de l’amour / agapé grec (αγαπε) qui n’est pas le sentiment amoureux, mais une attitude bienveillante et empreinte de respect envers l’autre.

Et cette règle d’or nous paraît d’autant plus accessible qu’elle semble être fille de la sagesse populaire. Les religions, les philosophies du  monde entier n’y font-elle pas peu ou prou référence ? Mais à mieux y regarder, il y a tout de même une différence majeure.

Alors que l’on conseille en général de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fassent, Jésus ici recommande exactement l’inverse : FAITES aux autres ce que vous voudriez qu’on vous FASSE.
En d’autres mots, ces quelques versets ne nous incitent pas à nous retenir de faire le mal ou nous abstenir de riposter. Ils nous ordonnent de bénir l’autre, de lui faire le bien ! Combien de fois retrouvons-nous cela dans notre passage ? Pas moins de trois fois :

  • faites du bien à ceux qui vous haïssent,
  • si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on ?
  • Mais aimez vos ennemis et faites du bien.

Et s’en suivent une cohorte d’exhortation à agir :

  • Bénissez ceux qui vous maudissent,
  • Donne et ne réclame pas,
  • prêtez sans rien espérer en retour,

et enfin

  • - soyez miséricordieux, et généreux comme votre Père est généreux.

Non, il ne nous est pas dit de rester passifs, voire de battre en retraite : nous devons prendre l’initiative pour tuer dans l’œuf l’escalade de la vengeance, du « prêté pour un rendu » et de la justice aveuglement juste, qui alimentent la spirale sans fin de la vengeance.

Prendre l’initiative et faire le bien, se montrer bienveillant là où la haine cherche à avoir le dessus, c’est témoigner de la dimension active d’un amour du prochain et d’une vie conformes aux exigences du Royaume de Dieu. Ce n’est pas une vie loin des autres, contemplative, méditative et hors du monde. Une vie où l’on se tient à distance des conflits pour s’en protéger. Comment aimer son prochain si l’on vit reclus ?

Non, nous devons être actifs, et proactifs. Car cette attitude bienveillante et généreuse envers ceux qui vous veulent du mal a une autre vertu : celle de ne pas occulter ce qu’il y a de bon, ce qu’il y a d’humain chez son adversaire.

Un avocat qui plaidait en correctionnel des affaires criminelles a dit un jour  en substance « Je ne plaide pas des causes désespérées. Même pour le pire des criminels, mon devoir est de le défendre en révélant ce qu’il y a d’humain en lui ».

Martin Luther King, lui, affirmait « Jésus ne nous demande pas de trouver nos ennemis sympathiques ». Aimer ses ennemis, ça n’est pas être d’accord avec eux, avec ce qu’ils font, se rallier à leur cause. Nous devons les combattre, mais sans les juger, en respectant en eux ce qu’il y a d’humain.

« Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. Et ils font du bien à ceux qui leur font du bien. »

Dans les années 80, au cœur de la guerre froide entre américains, européens et soviétiques, je me souviens d’une chanson du chanteur suédois Sting, dont le refrain disait en anglais « I hope the Russians love their children too » (j’espère que les Russes aussi aiment leurs enfants).  
Nous partageons la même biologie, la même humanité, les mêmes espérances. Au cœur de cette spirale de la défiance et de la menace nucléaire, dont l’issue pouvait être fatale, une seule chose pouvait faire espérer que tout cela ne dégénérerait pas irrémédiablement : le fait qu’en Russie, en Europe comme en Amérique, les parents aimaient leurs enfants, et désiraient qu’ils vivent, qu’ils aient un avenir dans un monde en paix.

En tant que disciples, en tant que chrétiens, notre place n’est pas du côté de ceux qui jugent, qui condamnent, qui exigent juste réparation. Notre place est du côté de ceux qui, changeant leur regard sur l’autre et sur ses actes, l’invite à remettre en question son regard sur nous, et sur la légitimité de sa violence.

Comment ne pas lire en filigrane dans ce passage le récit de la passion du Christ qui ne s’est ni défendu, ni débattu et qui s’est laissé détruire jusqu’à la mort sur la croix ? Comment ne pas entendre ce « Père, pardonne-leur » ?
Car en changeant ainsi notre regard sur nous et sur les autres, nous sommes amenés à changer aussi le regard que nous portons sur Dieu. Et c’est le troisième enjeu de cette leçon de bravoure que Jésus nous donne.

Aimez vos ennemis… Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux.

Refuser l’engrenage de la vengeance, c’est faire violence à la logique du monde et de la haine. Et c’est faire le deuil de l’image d’un Dieu violent, un Dieu qui juge et qui récompense ou qui punit à la mesure de ce que nous avons fait de bien et de mal.
« Alors votre récompense sera grande », dit Jésus «  et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. »
Si nous sommes faits à l’image de Dieu et que nous devons l’imiter, si nous comprenons que cette bonne mesure bien tassée qui nous est donnée est le symbole de sa grâce qui déborde de toute part, si nous croyons que cette grâce est offerte à tous sans restriction, alors il faut nous défaire de cette image d’un Dieu colérique, vengeur et jaloux, et juge en dernière instance de tous nos actes.

Ce commandement d’aimer nos ennemis n’est pas un ordre qu’il nous faut obéir sous peine de représailles. Ce n’est pas non plus l’invitation à tendre vers un mode de vie héroïque visant à la perfection.
Ce commandement d’aimer nos ennemis est le cœur brûlant de la Bonne Nouvelle, de l’Évangile. Nous savons pertinemment que c’est un commandement que nous ne sommes pas capables de tenir. Mais nous avons l’assurance que Dieu, dans sa générosité, ne nous en tiendra pas rigueur. Qu’il ne répondra pas par la punition à notre défaillance. Voilà qui nous libère, qui nous ouvre un chemin de vie où nous  nous découvrons nous aussi aimés, compris, respecté dans notre humanité, et pardonnés.

Cette joue tendue est un acte d’une violence incroyable, une claque à la logique de notre monde. Mais elle est aussi un virulent appel à la Vie, à la puissance de la vie et de l’amour pour qu’ils l’emportent sur la mort et sur la haine. Car seule la spirale vertueuse de la fraternité et de la bienveillance concourt à l’établissement du Royaume de Dieu.

« Ne sois pas vaincu par le mal, mais vainqueur du mal par le bien. », écrivait l’Apôtre Paul aux Romains. (Romains 12,21)

Amen

 


Luc 6, 27 à 38

27 « Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 « A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 « Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous. »
Texte : Traduction œcuménique de la Bible